Une voix emblématique de la lutte contre le néocolonialisme culturel en Afrique s’éteint, laissant derrière lui un héritage littéraire et politique inestimable.
La fin d’un géant de la littérature africaine
C’est avec une profonde tristesse que le monde apprend le décès de Ngugi wa Thiong’o, l’un des écrivains les plus influents du continent africain. Né James Ngugi le 5 janvier 1938 dans la région de Limuru, au centre du Kenya, il s’est éteint le mercredi 28 Mai 2025, à l’âge de 87 ans. La disparition de cet homme de lettres, militant de la décolonisation culturelle et auteur de chefs-d’œuvre comme Devil on the Cross et Matigari, marque la fin d’une époque pour la littérature panafricaine.
Wanjiku wa Ngugi, sa fille, a annoncé la nouvelle avec émotion : « C’est avec un cœur lourd que nous annonçons le décès de notre père, Ngugi wa Thiong’o, le même jour. Il a vécu une vie pleine, mené un combat courageux. »
Une jeunesse engagée et une formation universitaire de renom
Né dans une famille modeste, Ngugi wa Thiong’o a été baptisé James Ngugi. Il a grandi dans une société marquée par la colonisation britannique, un contexte qui a profondément forgé sa vision du monde. Étudiant à l’Université Makerere, alors renommée, en Ouganda dans les années 1960, puis à l’Université de Leeds au Royaume-Uni, il a acquis une solide formation littéraire et intellectuelle. Très tôt, il a fait preuve d’un talent exceptionnel, s’imposant comme une voix incontournable de la scène littéraire africaine.
À seulement 30 ans, Ngugi avait déjà inscrit son nom dans l’histoire de la littérature africaine. Sa pièce The Black Hermit, jouée lors des célébrations de l’indépendance de l’Ouganda en 1962, et son roman Weep Not, Child publié en 1964, le premier roman de l’Afrique de l’Est, témoignaient de son engagement à donner une voix à l’expérience africaine.
Un combat pour la dignité culturelle et linguistique
L’une des caractéristiques majeures de Ngugi wa Thiong’o réside dans sa lutte acharnée contre l’héritage colonial, notamment la domination de la langue anglaise dans la sphère littéraire africaine. Originaire du Kenya, il a renoncé au christianisme et à son nom de baptême pour adopter son nom africain en 1967, l’année où il a commencé à enseigner la littérature anglaise à l’Université de Nairobi.
Pour Ngugi, la langue est un vecteur essentiel de l’identité culturelle. Il a vivement dénoncé l’usage exclusif de l’anglais comme outil de domination néocoloniale. Sa décision de privilégier la langue maternelle, notamment le kikuyu, dans sa production littéraire, a marqué un tournant dans la renaissance culturelle africaine.
L’apogée de sa résistance : le théâtre « Ngaahika Ndeenda »
L’un des moments clés de sa carrière fut en 1977, lorsqu’il fut invité à écrire une pièce de théâtre avec Ngugi wa Mirii pour une salle de spectacle située près de Nairobi. Confrontés à la question de la langue, ils ont décidé d’écrire en kikuyu, leur langue maternelle. La pièce, Ngaahika Ndeenda (« Je me marie quand je veux »), devint rapidement un succès retentissant, attirant des publics issus de toute la région kikuyu. Elle représentait une forme de résistance culturelle, en mettant en scène la vie des agriculteurs et des ouvriers, souvent marginalisés dans la société kenyane.
Cependant, cette audace a suscité la méfiance des autorités. Moins de dix représentations plus tard, la pièce fut interdite, et Ngugi fut arrêté et emprisonné pendant un an. Cette détention n’a pas dissuadé l’écrivain, qui a utilisé cette période pour écrire Devil on the Cross sur du papier toilette en prison, illustrant son engagement sans compromis pour la libération culturelle.
Une dénonciation du néocolonialisme linguistique et culturel
Avant Ngugi, peu d’écrivains africains utilisaient leur langue locale pour écrire. La majorité adoptait l’anglais ou le français, considérant ces langues comme des moyens d’accéder à une reconnaissance mondiale. Mais pour Ngugi, cette pratique représentait une forme de néocolonialisme culturel.
Dans un essai publié en 1986, il dénonça la domination psychologique exercée par l’usage de la langue coloniale, qu’il considérait comme un outil de contrôle mental et social. Son combat contre la langue de l’oppresseur s’inscrivait dans une démarche plus vaste de décolonisation de l’esprit.
Il estimait que la littérature devait être un moyen pour les Africains de retrouver leur voix, leur identité, en utilisant leurs langues vernaculaires, qui possèdent une richesse culturelle et une profondeur historique inestimables.
L’exil et la confrontation avec le pouvoir
La carrière de Ngugi wa Thiong’o fut marquée par une opposition farouche au régime kenyan. En 1977, après sa condamnation et sa détention, il choisit l’exil. Résidant d’abord en Grande-Bretagne, puis aux États-Unis, il a enseigné dans plusieurs universités prestigieuses comme Yale, New York University ou encore l’Université de Californie.
Sa vie en exil fut ponctuée de luttes et de controverses, notamment en 2004, lorsque, de retour au Kenya, il fut victime d’une attaque violente qui aurait, selon lui, des motifs politiques. La violence contre sa famille et lui-même témoignait de l’atmosphère oppressante qui régnait dans son pays natal.
Une œuvre engagée, récompensée à l’échelle mondiale
Les romans de Ngugi wa Thiong’o ont été traduits en plus de trente langues, permettant à sa voix de résonner au-delà des frontières africaines. Parmi ses œuvres majeures figure Matigari (1987), dont le héros, vétéran de la lutte pour l’indépendance, découvre que la société qu’il a si ardemment combattu est devenue une dictature déguisée. Ce roman est souvent perçu comme une métaphore de la corruption et de l’oppression en Afrique.
En 2006, Wizard of the Crow, une satire acerbe contre la corruption et l’oppression des régimes africains, lui valut une reconnaissance internationale. Son engagement pour la justice et la liberté d’expression lui valut d’être considéré comme l’un des grands candidats au Nobel de littérature.
Une reconnaissance mondiale et un héritage durable
Ngugi wa Thiong’o a reçu de nombreux doctorats honorifiques, notamment à Yale, et ses œuvres ont été saluées pour leur puissance narrative et leur engagement politique. En 2017, Yale lui a décerné un doctorat honoris causa, soulignant que « la littérature de Ngugi montre le potentiel de l’écrit pour inciter au changement et promouvoir la justice ».
Son dernier roman, The Perfect Nine (2021), écrit en kikuyu, est devenu le premier ouvrage rédigé dans une langue africaine autochtone à être nominé pour le prix international Booker. Cette reconnaissance témoigne du rayonnement mondial de sa pensée et de sa contribution à la décolonisation culturelle.
Une famille d’écrivains et combat pour la renaissance culturelle africaine
Ngugi wa Thiong’o laisse derrière lui une lignée de neuf enfants, dont quatre sont eux-mêmes écrivains : Tee Ngugi, Mukoma wa Ngugi, Nducu wa Ngugi et Wanjiku wa Ngugi. Son œuvre, marquée par la lutte pour la dignité culturelle, continue d’inspirer toute une génération d’écrivains africains.
La disparition de Ngugi wa Thiong’o représente une perte immense pour la littérature africaine et mondiale. Son combat pour la décolonisation des esprits, la valorisation des langues vernaculaires et la justice sociale demeure une source d’inspiration pour tous ceux qui croient en la capacité de la littérature à changer le monde.
Son héritage témoigne que la lutte pour une Afrique souveraine, fière de ses racines et de ses langues, demeure plus que jamais d’actualité. La voix de Ngugi wa Thiong’o continue de résonner, appelant les générations présentes et futures à poursuivre le combat pour une Afrique digne, libre et autogérée.
Roland Renaud
Un digne fils d’Afrique tire sa révérence, une bibliothèque qui brule. Merci pour la Mère Afrique. Nous allons porter le flambeau et le transmettre.